Froide clameur de l’exil
« La lettre est comme l’être, elle a une vie, un cheminement, telle est la thématique de la calligraphie marocaine. »
« Un carré noir s’approche d’un carré blanc, lui sourit et s’installe à côté de lui. Comme encouragés, les autres carrés noirs et blancs, discrètement, suivent le même mouvement. Dans leur multiplicité, un échiquier s’est constitué. Dans un traçage régulier, les carrés s’entourent d’un contour et s’éloignent. »
Des mots s’avancent avec indifférence, se détachent et se partagent en lettres. Celles-ci complices du caprice, ignorent tout traçage, se propagent puis se séparent. Dans leurs différences, les autres se croisent et s’entrecroisent. A leurs contacts, les couleurs surgissent et les valeurs se divertissent.
De retour, en glissant dans leur contour, les carrés soulèvent les lettres avec précaution et les remplacent en respectant leurs emplacement. Celles-ci s’agitent, se bousculent et se soulignent dans leur corps. Certaines s’enracinent dans un territoire, s’appropriant ainsi leur domaine.
Cette réalisation plastique semble évoluer dans un discours muet, gestuel et agité. Les lettres et les carrés se placent et se replacent. Dans la mouvance des chemins, je prends mon corps en main. Voyageant au fond de l’enfance, au fond de la mémoire, au coeur d’une terre, d’un désert, je me nourris de la nostalgie du futur et transforme ma terre en échiquier. Un échiquier qui, décalé, semble chercher où se poser. Ainsi, je me sépare de mon corps et m’évapore dans les lignes des lettres. Dans un renversement, les lettres s’échangent en pions.
Dans un fertile détour, des épices se chargent de mon retour. L’Orient m’emporte dans ses odeurs et me transporte sur des saveurs. J’atterris entre les graines de curry et de samâa. J’en recueille une poignée et la délivre en saveurs de terre, la terre nourricière. Dans mon action, les épices retournent à leur terre d’origine et donnent naissance à couleurs et matières. Du curry rayonne le jaune du soleil d’Orient. Du samâa surgissent le brun de la terre et le rouge du désert.
Attirés par les odeurs, quelques inconnus arrivent, errent de case en case, puis se figent chacun dans son coin.
Dans mon exil, loin de mon corps, je cherche mon corps, je cherche l’emplacement de cet Orient. Entre le noir et le blanc, je choisis la couleur. Dans la couleur, je poursuis la valeur. Entre le noir et le blanc, je suis l’être ou la lettre? Une couleur ou une valeur? Et l’exil, n’est-il pas cette quête de l’impossible ubiquité? Ce rêve d’être ici et là, en même temps et tout le temps? Dans le noir des yeux fermés, je revois l’oeuvre. Dans le noir et le blanc de l’échiquier, je découvre la nuit et la lumière, les premiers signes de la vie, la naissance… J’ouvre les yeux et dans le blanc de la lumière surgit l’enfance une tâche noire de mon encre d’écolier. Je dévie mon regard et le dirige vers le miroir. Le reflet d’une lettre se projette dans le noir du Khôl et dessine dans mes yeux le trait de l’absence. Au regard de l’oeuvre, je réalise enfin que l’encre noire du calligraphe coule dans les veines de mes lettres, leur permettant ainsi de s’éveiller dans l’ivresse de l’être.
Pendant la réalisation de cette création plastique, un mouvement d’aller et retour, des carrés et des lettres, s’est souvent répété jusqu’à la constitution finale. Ce geste de va-et-vient me rappelle celui de l’exil, qui se produit entre l’ex- et le -il. L’ex- qui serait le Moi ou la lettre et le -il qui serait l’Autre, la personne de la distance ou encore le joueur d’échec : » On dirait que ce il n’est toujours qu’un seul et même personnage qui de texte en texte et de livre en livre, parcourt le chemin des incertitudes « . Tels les carrés, les lettres ou encore ces inconnus, qui se déplacent de case en case sans savoir ni où, ni pourquoi. Ne suis-je pas à la fois ces carrés, ces lettres et ces inconnus qui parcourent le chemin des incertitudes? »
Journal Libération 3 Septembre 1998