Les couleurs de la mémoire
J’ai mis du couscous dans un moule et invité mes lettres à s’installer. Les gains roulent, la main court, ramasse au passage une poignée de semoule. Elle la projette, passe et repasse tout en respectant les traces des formes assemblées et jointoyées. Les couleurs circulent, les mots s’articulent, l’œil se nourrit et l’oreille accueille la conversation. La main étale, les couleurs s’installent et la pensée rassemble. Peu à peu les lettres s’assemblent et s’exposent.
Une lettre assise, une autre allongée, une troisième qui change de posture et se retourne puis une autre encore qui se lève et s’éloigne. Des lettres telles des êtres, placées les uns à côté des autres. Des vas et vient, des murmures, des chuchotements puis des éclats. Des mots par ci, des mots par-là qui se découplent et évoluent en occupant l’espace. Des fragments de couleurs qui s’insinuent dans les lettres en forme de petites figurines serrées comme les êtres les unes contre les autres. Le monde entier s’incorpore à la lettre, «la lettre devient une image dans le tapis du monde»
Est-ce un tapis ou une mosaïque? Par terre ou sur le mur? Ce n’est qu’un lieu, simple et chaleureux, accueillant et généreux, agencé de petits paquets de souvenirs. Un lieu où s’entrecroisent et s’établissent le langage et le partage.
Un souvenir d’enfance, la recréation d’une ambiance. Un rituel, précieux et traditionnel. Une réunion familiale autour d’un plat national : le couscous.
En reconstituant ce rituel, n’aurais-je pas procéder à la recréation de ce plat?
De la semoule préparée à l’étuvée, regroupée en boulette finement colorée (épicée) pour mettre en appétit. Accompagnée de lettres (légumes) légèrement relevées par un bouillon. Une recette qui surgit de la nostalgie de la terre des sables. Elle naît dans un geste, évolue dans un mouvement, se renouvelle dans la répétition puis se reforme dans un hommage à la mémoire de l’inoubliable.
Le geste ressuscite la tradition et la culture marocaine, entre en moi en profondeur, me prend, me parle, m’emporte, me transporte, transforme mes lettres et mes couleurs et transpose les gestes et les saveurs.
Un geste comme artisan du souvenir.
Est-ce l’Exil qui fait renaître la mémoire? ou est ce la mémoire qui reforme la pensée en créant un dialogue fécond?
Dans ma deuxième réalisation plastique, la mémoire se découvre dans un discours de matière, « …car ce qu’une œuvre cèle est la matière dont elle s’est faite, l’accomplissement conceptuel de son souvenir enraciné dans le sensible »